Voici un autre problème de dés pour les vacances. Avec une paire de dés ordinaires, on peut rouler des sommes de 2 à 12 avec les répartitions suivantes:
Ainsi, la somme 2 est obtenue d'une seule façon (1+1), la somme 3 de deux façons (1+2 et 2+1) et ainsi de suite. Notre problème du mois vous demande de confectionner une paire de dés qui ne sont pas des dés ordinaires (c'est à dire comportant les nombres de 1 à 6), mais qui ont la même répartition de sommes qu'une paire de dés ordinaires.
Solution au problème MP38 Merci à Ed Doolittle de l'Université de Régina de nous avoir communiqué ce problème. Il l'a trouvé dans A Problem Seminar, par Donald J. Newman (Problem Books in Mathematics, 1982), pages 18 et 98-99. Nous avons reçu des solutions complètes de Gilles Feyrit (France), Wolfgang Kais (Allemagne), Normand Laliberté (Ontario), et Patrick LoPresti (Etats Unis). Les trois dernières solutions étaient très similaires, avec chacune avec ses idées propres qui se combinent en une très jolie solution. L'approche de Feyrit, basée sur les polynômes, est très différente. Aussi, Andreas Schüller (Allemagne) a trouvé une bonne façon de décrire une des familles infinies de solutions. Nous commençons avec l'approche directe: I. La Solution de Kais, LaLiberté, et LoPresti, avec une idée de Schüller. Nous devons concevoir une paire de dés avec la fréquence de sommes suivante:
Même si nous ne l'avons pas explicitement stipulé, il est souhaitable que les nombres utilisés soient des entiers positifs représentables sur les faces par des points. Nous pourrions permettre aussi des fractions ou des nombres négatifs, mais Observation. Pour toute paire de dés qui est une solution à notre problème, la nouvelle paire obtenue en ajoutant un nombre fixe x à toutes les faces d'undé et en retranchant x a toutes les faces de l'autre est aussi une solution. En d'autres mots, toute solution particulière a notre problème permet d'obtenir une infinité d'autres solutions``équivalentes''. Soit d, le plus petit nombre apparaissant sur les faces d'un des dés. En ajoutant x = 1 – d sur toutes les faces de ce dé et retranchant ce même x de toutes les faces de l'autre dé, on obtient une solution où le plus petit dé sur une des faces montre le nombre 1. Par suite, toutes les faces de l'autre dé doivent afficher des nombres entiers (puisque les sommes sont entières) et il en va de même pour le premier dé. Nous démontrerons qu'il y a deux solutions où la plus petite face affiche le nombre 1. Supposons qu'un dé est vert et l'autre rouge, et notons dans l'ordre r1 ≤ r2 ≤ ... ≤ r6, et v1 ≤ v2 ≤ ... ≤ v6 les nombres apparaissant sur leurs faces. On a donc r1 = 1, et puisque la plus petite somme possible est 2, v1 = 1. Puisque la somme 2 n'apparaît qu'une fois,
Par un raisonnement similaire, on doit avoir r5 < r6 et v5 < v6. On peut supposer que r6 ≤ v6. Nous examinerons ces deux cas séparément. Premier cas. Supposons que r6 = v6 (donc r6 = v6 = 6). Pour que la somme 3 = 2. + 1 apparaisse deux fois, on doit avoir deux 2, soit sur deux dés différents, soit sur le même dé. La somme 4 = 3+1 = 2+2 doit apparaître trois fois, donc le nombre 3 doit apparaitre sur au moins deux faces, et au plus trois (si les deux 2 sont sur le même dé). De même, à l'autre bout du spectre, la somme 11 = 6 + 5 doit apparaître deux fois, donc on doit avoir deux 5, soit sur deux dés différents, soit sur le même dé; et la somme 10 = 6+4 = 5+5 doit apparaître trois fois, donc le nombre 4 doit apparaître sur au moins deux faces, et au plus trois (si les deux 5 sont sur le même dé). Puisqu'il ne reste que huit faces à combler, ceci force donc la répartition 2, 2, 3, 3, 4, 4, 5, 5. Les deux 2 sont sur deux dés différents (puisqu'il n'y a que deux 3), de même que les deux 5. On doit alors placer aussi les deux 3 sur deux dés différents , de même que les deux 4, pour avoir six fois la somme 7. On se retrouve alors avec la configuration ordinaire:
Second cas. Supposons que r6 < v6. Il est bon de se souvenir des leçons apprises jusqu'à maintenant:
On peut y ajouter une troisième observation:
On doit considérer tour à tour les cas r6 = 3, r6 = 4 et r6 = 5. Selon la condition 1), r6 = 3, force r2 = r3 = r4 = r5 = 2, ce qui est incompatible avec la condition 2). Ce cas n'offre donc aucune nouvelle solution. Le cas r6 = 4 implique r2 = r3 = 2 et r4 = r5 = 3. On doit alors avoir v2 = 3 (pour avoir trois sommes de 4), v6 = 8 , (pour une somme maximale de 12), v5 = 6, (on a deux sommes de 11 et il manque une somme de 10), v3 = 4 (il manque une somme de 5), et v4 = 5 (la seule façon de compléter tous les comptes). On se retrouve avec la paire suivante:
qui, toute incongrue qu'elle n'y paraisse, comporte la même fréquence de sommes que la paire de dés ordinaire. C'est là la solution à notre problème. Il nous reste à examiner le cas r6 = 5, pour voir si il correspond aussi à une nouvelle paire de dés incongrus. Selon les observations 1), 2) et 3), les configurations (r1, r2, r3, r4, r5, r6) à considérer sont (1, 2, 2, 3, 3, 5), (1, 2, 2, 3, 4, 5), (1, 2, 2, 4, 4, 5) et (1, 2, 3, 3, 4, 5). Pour chacune de celles-ci, on se rend facilement compte qu'aucune configuration du dé vert permet d'obtenir la fréquence des sommes désirée. (Par exemple, si le dé rouge a la configuration (1, 2, 2, 3, 3, 5), alors le dé vert doit avoir 7 sur une face et 6 sur deux faces, pour avoir une somme de 12 et deux sommes de 11, mais alors la somme 9 apparaît au moins six fois, ce qui est trop. Les autres configurations sont éliminées avec des arguments semblables.) Notre conclusion: Il y a deux classes de solutions, correspondant aux dés ordinaires: rouge = (1, 2, 3, 4, 5, 6) et vert = (1, 2, 3, 4, 5, 6), et aux dés incongrus: rouge = (1, 2, 2, 3, 3, 4) et vert = (1, 3, 4, 5, 6, 8). Si on permet les faces vides correspondant au nombre 0, on a aussi les variations suivantes:
II. Solution de Gilles Feyrit Fonctions Génératrices. Nous retranscrivons ici la solution de Gilles Feyrit, basée sur les polynômes. Cette approche, qui fait appel à des concepts mathématiques plus avancés, a l'avantage de rapidement réduire à huit le nombre de candidats à envisager, et aussi d'expliquer les symétries observables sur les solutions obtenues. Notons pour commencer qu’à toute distribution solution { {a1, a2 ... a6 }, {b1, b2 ... b6 }} correspond toute une classe (infinie) de solutions par translation « en vases communicants » {{a1 +n, …, a6 +n}, {b1 -n, …, b6 -n}}, où n est un réel quelconque. [Chaque couple (ai , bj ) est en effet en correspondance bijective avec (ai +n, bj -n), et possède la même somme.] Si l’on se restreint, comme le suggère le dessin, à des dés « à points », i.e. à des numéros de faces entiers et positifs, la classe précédente ne comporte que trois éléments (ou deux si symétrie) correspondants resp. à (a1, b1) = (0, 2), (1, 1), et (2, 0) (en classant les ai et les bj dans l’ordre croissant). La solution « triviale » (dés habituels) donne ainsi naissance à une autre solution {{0, 1, 2, 3, 4, 5}, {2, 3, 4, 5, 6, 7}}. Pour rechercher à présent les solutions générales, il serait tentant de traduire les contraintes par le système des équations a1+b1=2, a1+b2 =a2+b1 =3, a1+b3=a2+b2=a3+b1=4, …, a6+b6=12, mais cette approche est naturellement erronée car on suppose implicitement que la somme 3 sera obtenue avec dé 1 face 1 + dé 2 face 2 et dé 1 face 2 + dé 2 face 1, etc., ce qui n’a aucune raison d’être le cas, c’est d’ailleurs là toute la pertinence de la question posée !! Notons d’ailleurs que le système précédent se résout « en cascade » en fonction du paramètre a1 et donne précisément la classe infinie de solutions qualifiée de triviale ci-dessus ! Passé cette impasse, et tenant compte de la remarque sur les classes de trois (ou deux) solutions, concentrons-nous sur la recherche des solutions entières strictement positives, i.e. telles que (a1,b1 ) = (1, 1). Définissons les polynômes A=xa1 +… +xa6 et B=xb1 +… +xb6. Notons que des ai peuvent être égaux, ainsi que certains bj. La propriété souhaitée sur la distribution des sommes s’écrit alors AB = P = x2+2x3+3x4+…+6x7+5x8+…+x12. Or P est le carré du polynôme x+x2+x3+…+x6 (solution triviale !), i.e. x(1-x6)/(1-x). Donc les racines (complexes) de P sont : 0, et les racines 6èmes de 1, sauf 1, à savoir {0, -1, j, j2, -j, -j2}, chacune avec une multiplicité égale à 2. [j désigne la racine cubique de 1 habituelle.]Parenthèse : l’introduction de A et B évoque le passage par des séries génératrices en combinatoire. En l’occurrence, A n’est autre que la série génératrice « somme_{k>=0} uk » de la suite (uk) dénombrant les faces à k points sur le premier dé… Le problème devient : comment distribuer ces douze racines entre A et B de façon à former deux polynômes à coefficients entiers, positifs, et de somme égale à 6 ? La contrainte « coeffs. entiers » (donc réels), implique que pour toute racine r de A, on ait A(conjugué de r)=conjugué de A(r)=0, donc le conjugué de r est aussi racine de A, et on voit facilement que c’est de plus avec la même multiplicité (par ex. en divisant A par (x-r)(x-conj. de r)). A cause de la remarque initiale, la réduction au cas (a1,b1 ) = (1, 1) force 0 à être racine de A et de B. Modulo l’interversion de A et B (i.e. des deux dés), il ne nous reste donc que huit polynômes A=produit des (x - racines choisies) à envisager, autrement dit huit distributions des racines de A :
Il existe donc une seule autre classe de solutions que la « classe triviale » :{{1, 2, 2, 3, 3, 4}, {1, 3, 4, 5, 6, 8}},{{0, 1, 1, 2, 2, 3}, {2, 4, 5, 6, 7, 9}},{{2, 3, 3, 4, 4, 5}, {0, 2, 3, 4, 5, 7}},soit au total cinq solutions, à l’ordre près des dés et des choix des faces « physiques » pour répartir les valeurs ! Remarque : on observe que les numéros figurant sur chacun des dix dés de ces cinq solutions possèdent une symétrie (par rapport à 3,5 par ex. pour les dés habituels 1, 2, 3 | 4, 5, 6 ; par rapport à 2,5 et 7-2,5=4,5 resp. pour 1, 2, 2 | 3, 3, 4 et 1, 3, 4 | 5, 6, 8 ; etc.). Il en est d’ailleurs de même pour les polynômes des huit distributions étudiées, qu’ils satisfassent ou pas aux conditions supplémentaires souhaitées. Ce phénomène traduit une intuition bien naturelle : pour former des sommes symétriques (par rapport à 7 en l’occurrence), il « vaut mieux » que chacun des deux dés soit déjà symétrique… La source mathématique du phénomène se trouve en filigrane dans la recherche ci-dessus : les racines de A sont stables par conjugaison (avec multiplicités), et comme ces racines sont sur le cercle unité (excepté 0), cela revient à dire qu’elles sont stables par inversion, donc A(x)/x est un produit de facteurs de la forme (x-r)(x-1/r)=1 x2 + b x + 1, tous « symétriques ». (On qualifie de « réciproques de première espèce » de tels polynômes, sommes de termes de la forme ak (xk + x(n-k)), où n est le degré du polynôme.) Vu que le produit de deux polynômes réciproques est encore réciproque (immédiat par développement), une récurrence triviale sur le nombre de facteurs (x-r)(x-1/r) de A assure que A(x)/x est réciproque, donc A aussi. Il est en bien sûr de même pour B.
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